Une réflexion de Jean-Christophe Béchet : la photographie Chantilly et Ketchup

Un article très intéressant pour tous les photographes actuels, qu’ils soient amateurs ou professionnels : éviter la photographie Chantilly et Ketchup ! Je souscris quasi totalement aux idées évoquées dans cet article.

Je remercie Jean-Christophe Béchet, photographe français et rédacteur en chef adjoint de Réponses Photo, de m’avoir autorisé à reproduire son article paru dans Réponses Photo de Juin 2007. J’en profite pour vous recommander cette remarquable revue qui constitue une référence essentielle pour les photographes.

Un autre monde ?

Disons-le tout net, j’ai l’impression que la photographie amateur a pris un virage esthétique inquiétant ! Je sais qu’en attaquant ainsi bille en tête ce bloc-notes, je vais en choquer plus d’un. Pourtant je ne peux plus cacher mon actuelle perplexité devant les images envoyées aux différents concours et publications réservées aux photographes amateurs. Parfois je les découvre en tant que membre du jury, parfois en spectateur de l’expo finale. Et chaque fois, de mois en mois, je vois décroître le nombre de photos du « réel » au profit de collages, montages et autres « photoshopages » plus ou moins grossiers : le moindre paysage se voit affublé d’un ciel d’apocalypse où des éclairs jaune vif se détachent d’une accumulation de cumulus menaçants. Quant aux portraits, ils dévoilent des visages tellement « nets » et lissés que j’ai l’impression de visiter le musée Grévin ! De même la plupart des « instantanés » de reportage ou de voyage semblent tout droit sortis d’une plaquette d’agence de tourisme avec un ciel bleu hollywoodien et des personnages tellement pittoresques qu’ils semblent issus de films de Walt Disney ! Je n’oublie pas non plus les sempiternelles photos de sport où la moindre action d’une banalité affligeante est « sauvée » par un grossier flou Photoshop censé montrer la sensation de vitesse. Bref, j’ai l’impression de ne plus vivre sur la même planète que tous ces « photographes » qui passent plus de temps à créer sur ordinateur un monde virtuel qu’à saisir celui qui nous entoure.

Doser ses effets

Ne croyez pas pour autant que je sois un tenant de « la pure réalité » photographique. Bien au contraire, j’aime les photographes qui affirment leur style et j’admire les manipulations de labo de Giacomelli, les ciels noirs excessifs de Bill Brandt et même les entorses aux règles du reportage que s’autorisait parfois W. Eugene Smith quand il réunissait sur un même tirage deux négatifs. Mais le contexte actuel est fort différent. En effet, avoir un « style », une « patte », une « signature », ce n’est pas utiliser systématiquement un ou deux filtres et les appliquer à tout bout de champ. Ou considérer que tous les ciels doivent annoncer la fin du monde ! C’est quelque chose de plus subtil, de plus « personnel » où l’outil utilisé disparaît au profit du point de vue (ou du message esthétique selon les cas) que l’on veut faire passer. Qu’aurait-on penser il y a dix ans d’un photographe qui aurait rajouté un filtre Cokin « arc-en-ciel » ou « tabac dégradé » à toutes ses images ?

Chantilly et ketchup

L’outil numérique avec ses infinies possibilités impose aussi une autre attitude que celle du labo argentique. Avant, toute « manipulation » demandait un vrai savoir-faire et une technique affirmée. Les images avec des retouches réussies ou les sandwichs de deux images restaient des exemples minoritaires avec souvent un cachet artisanal qui les rendait sympathiques. Aujourd’hui, la plupart de ces manipulations sont à la portée de tous et ce sont au contraire les interventions invisibles qui demandent une vraie compétence. Je compare souvent la photo à la cuisine : quand on met un peu de chantilly de temps en temps sur de bonnes fraises sauvages, c’est délicieux. Si on en mange à tous les repas cela devient un peu lourd. Et si en plus cette crème est utilisée avec abondance pour masquer le goût frelaté de fruits sans saveur cela devient vraiment indigeste ! C’est un peu ce que je ressens devant certaines photos où j’ai même l’impression que l’auteur a encore rajouté du ketchup sur la chantilly pour affirmer son style. Du coup, tout cela devient un peu écoeurant à mon sens.

Une lutte inégale

Au-delà de mes goûts personnels, cette déferlante d’effets numériques dans la photographie amateur m’attriste aussi pour une autre raison : en récompensant lors de concours des images qui n’ont plus rien à voir avec la photo traditionnelle (et qui, disons le mot, s’apparentent plutôt à des peintures digitales qu’à de la photo), les jurys actuels découragent ceux qui continuent à témoigner du réel. Comment lutter avec ses fidèles Kodak Tri-X ou ses exigeantes Fuji Velvia 50 quand les concurrents peuvent créer de toutes pièces une image avec moult collages, fusion et autres films numériques, quitte même à voler quelques bouts d’images sur Internet ? Est-ce que cela a un sens de ranger ces deux types d’images dans la même catégorie ? D’où la nécessité à mon sens de réformer les concours amateurs en créant deux catégories. L’une « photographique » où l’auteur s’engagerait à n’avoir utilisé que des outils d’amélioration de l’image réelle (recadrage, accentuation, équilibrage des densités et des contrastes), bref comme en argentique. Et l’autre purement « graphique » où les images seraient des créations virtuelles réalisées sur ordinateur. Chacun y gagnerait. Les photographes, pour lesquels 95% de l’image se jouent à la prise de vue, comme les peintres numériques pour lesquels la création visuelle s’effectue essentiellement sur l’ordinateur. À mon sens le temps de la clarification est venu.